Le lendemain matin, le soleil brillait, transformant les pics environnants en éblouissantes pointes de blancheur qui nous blessaient les yeux. Le ciel était presque dégagé, et un vent fort arrachait la neige du sol pour en faire des nuages de particules scintillantes qui balayaient la terre blanche. Nous chargeâmes les poneys et Cadwallon nous offrit à contrecœur une peau de mouton. Puis nous prîmes la direction de la Route de Ténèbre, qui commençait juste au nord de Caer Gei. C’était une route sans habitations, sans fermes, sans une âme pour nous offrir un refuge. Rien qu’une route accidentée à travers la barrière de montagnes sauvages qui protégeaient le cœur du pays de Cadwallon des Bloodshields de Diwrnach. Deux poteaux marquaient le début de la route, et tous deux étaient surmontés de crânes humains drapés de loques chargées de chandelles de glace qui cliquetaient dans le vent. Les crânes regardaient vers le nord, en direction de Diwrnach : deux talismans censés garder son mal au-delà des montagnes. Je vis Merlin toucher une amulette de fer qu’il portait autour du cou lorsque nous passâmes entre les crânes jumeaux et je me souvins de sa redoutable promesse. Il commencerait de mourir à l’instant où nous arriverions sur la Route de Ténèbre. Alors que nos bottes crissaient en écrasant la neige immaculée, je sus que le serment de mort avait commencé son œuvre. Je l’observai mais ne perçus aucun signe de détresse tout au long de ce jour que nous passâmes à escalader les collines, à glisser sur la neige et à crapahuter dans un nuage de buée. La nuit, nous trouvâmes refuge dans une cabane de berger abandonnée, par chance encore pourvue d’une toiture de poutres et de chaume décomposé avec laquelle nous fîmes un brasier qui scintilla faiblement dans la ténèbre enneigée.
Le lendemain matin, nous avions parcouru à peine quelques centaines de mètres quand une corne retentit au-dessus de nous et dans notre dos. Chacun s’arrêta pour se retourner. Portant la main à nos yeux, nous aperçûmes une rangée d’hommes au sommet d’une colline que nous avions dévalée la veille au soir. Ils étaient quinze, tous armés de boucliers, d’épées et de lances. Et quand ils virent que nous les avions remarqués, ils se mirent à courir et à glisser, soulevant sur leur passage de grands nuages de neige que le vent d’ouest emportait.
Sans attendre aucun ordre de ma part, mes hommes se mirent en ligne, détachèrent leurs boucliers et abaissèrent leurs lances pour former un mur de boucliers en travers de la route. J’avais confié les responsabilités de Cavan à Issa, et d’une grosse voix il les exhorta à tenir ferme. Mais il n’avait pas plutôt parlé que je reconnus l’étrange emblème peint sur l’un des boucliers qui approchaient. Une croix. Et à ma connaissance un seul homme portait ce symbole chrétien. Galahad.
« Amis ! » lançai-je à Issa avant de m’élancer. Je les voyais clairement maintenant : ils faisaient tous partie de mes hommes restés en Silurie et contraints d’assurer la garde du palais de Lancelot. Leurs boucliers portaient encore l’ours d’Arthur, mais c’est Galahad qui les conduisait. Il faisait de grands gestes et lançait des appels auxquels je répondis en criant, si bien qu’aucun de nous ne put entendre un traître mot de ce que disait l’autre avant de tomber dans les bras l’un de l’autre. « Seigneur Prince ! » m’exclamai-je, avant de le serrer à nouveau dans mes bras, car de tous les amis que j’ai jamais eus en ce monde, il était le meilleur.
Il avait les cheveux blonds, et un visage aussi large et fort que celui de son demi-frère Lancelot était étroit et délicat. Comme Arthur, il inspirait aussitôt confiance et si tous les chrétiens avaient été pareils à Galahad je crois bien que j’aurais pris la croix dès ce temps-là. « Nous avons passé la nuit de l’autre côté de la crête, dit-il en indiquant la route en amont, à moitié gelés, et vous, vous avez dû tous vous reposer là-bas ? demanda-t-il en pointant du doigt le panache de fumée qui s’élevait encore de notre brasier.
— Au chaud et au sec ! » Quand les nouveaux arrivants eurent salué leurs vieux compagnons, je les serrai tous dans mes bras et indiquai leur nom à Ceinwyn. L’un après l’autre, ils s’agenouillèrent et jurèrent de lui rester fidèles. Ils avaient tous su qu’elle avait quitté le banquet de ses fiançailles pour être avec moi. Et ils l’aimaient de son choix. Et chacun de lui tendre maintenant la lame nue de son épée pour recevoir son toucher royal. » Et les autres hommes ? demandai-je à Galahad.
— Ils ont tous rejoint Arthur, répondit-il en faisant la moue. Aucun des chrétiens n’est venu, hélas. Sauf moi.
— Tu crois que ça vaut un Chaudron païen ? demandai-je en indiquant la route désolée qui s’étendait devant nous.
— Diwrnach se trouve au bout de la route, mon ami, dit Galahad, et je me suis laissé dire que c’est le roi le plus mauvais qui ait jamais rampé depuis la fosse du diable. La tâche d’un chrétien est de combattre le mal. Me voici donc. » Il salua Merlin et Nimue puis, comme il était prince et d’un rang égal à celui de Ceinwyn, il l’embrassa. « Tu es une femme heureuse », l’entendis-je chuchoter à son oreille.
Elle sourit et l’embrassa sur la joue. « Plus heureuse maintenant que tu es ici, Seigneur Prince.
— C’est bien vrai. » Galahad se recula et porta son regard d’elle à moi, puis de moi à elle. « Toute la Bretagne parle de vous deux.
— Parce que toute la Bretagne est farcie de mauvaises langues, aboya Merlin dans un surprenant accès d’humeur acariâtre, et nous avons un voyage à faire quand vous aurez fini de bavarder. » Il avait les traits tirés, et sa méchante humeur fut de courte durée. Je l’imputai au grand âge et à la fatigue de la route difficile que nous avions parcourue par grand froid, et j’essayai de ne pas penser à son serment de mort.
Le voyage à travers les montagnes nous prit encore deux jours. La Route de Ténèbre n’était pas longue, mais elle était pénible et escaladait des pentes escarpées pour s’enfoncer ensuite dans des vallées encaissées, où le moindre bruit se répétait en écho sur les murs de glace. Le deuxième jour, nous découvrîmes un village abandonné où passer la nuit : quelques cabanes de pierre rondes entassées les unes sur les autres derrière un mur de la hauteur d’un homme sur lequel nous postâmes trois gardes pour surveiller les pentes scintillantes au clair de lune. Il n’y avait pas de quoi faire un feu et nous nous blottîmes les uns contre les autres pour chanter des chansons et nous raconter des histoires. Quant à moi, j’essayai de ne pas penser aux Bloodshields. Cette nuit-là, Galahad nous donna des nouvelles de Silurie. Son frère, nous apprit-il, avait refusé d’occuper l’ancienne capitale de Gundleus à Nidum parce qu’elle était trop éloignée de la Dumnonie et qu’elle n’avait d’autre confort qu’une ancienne caserne romaine délabrée. Il avait donc déplacé le gouvernement de la Silurie à Isca, l’immense fort romain qui se dressait à côté de l’Usk, à la lisière même du territoire silurien et à un jet de pierre du Gwent. Lancelot n’aurait pu se rapprocher davantage de la Dumnonie tout en restant dans son pays. » Il aime les sols de mosaïque et les murs de marbre, expliqua Galahad, et il y en a juste assez à Isca pour le contenter. Il y a rassemblé tous les druides de la Silurie.
— Il n’y a pas de druides en Silurie, grogna Merlin. En tout cas, aucun qui ait quelque valeur.
— Alors tous ceux qui se font passer pour des druides, rectifia patiemment Galahad. Il en est deux qu’il apprécie particulièrement et qu’il paie pour faire des malédictions.
— Sur moi ? demandai-je en touchant la garde de fer d’Hywelbane.
— Entre autres, répondit Galahad en jetant un coup d’œil à Ceinwyn et en faisant le signe de la croix. Il finira par oublier, ajouta-t-il pour essayer de nous rassurer.
— Il oubliera lorsqu’il sera mort, trancha Merlin, et encore ! Sa rancune ne le quittera pas le jour où il franchira le pont des épées. » Il frissonna. Non qu’il craignît l’inimitié de Lancelot, mais parce qu’il avait froid. « Qui sont ces soi-disant druides qu’il apprécie tout particulièrement ?
— Les petits-fils de Tanaburs », répondit Galahad. Et je sentis une main glacée s’insinuer autour de mon cœur. J’avais tué Tanaburs, et même si j’avais le droit de lui prendre son âme, il fallait être un brave sot pour tuer un druide, et la malédiction du moribond rôdait encore autour de moi.
Le lendemain, notre progression fut laborieuse. Merlin ralentissait notre marche. Il avait protesté qu’il allait bien et refusait toute aide, mais il trébuchait trop souvent. Son visage était jaune et hagard, et il respirait par souffles brefs et saccadés. Nous avions espéré franchir le dernier col à la tombée de la nuit, mais nous étions encore en pleine escalade quand la lumière du jour commença à pâlir. Toute l’après-midi la Route de Ténèbre avait serpenté à travers la colline, mais c’était se moquer du monde que d’appeler route ce sentier redoutable et caillouteux qui ne cessait de couper et de recouper un cours d’eau gelé où la glace formait d’épaisses plaques suspendues aux corniches de fréquentes petites chutes d’eau. Les poneys ne cessaient de glisser et parfois refusaient carrément d’avancer. Il semblait que nous passions plus de temps à les soutenir qu’à les guider, mais nous finîmes par atteindre le col lorsque les dernières lueurs du jour disparurent à l’ouest. C’était exactement ce que j’avais vu dans mon rêve frissonnant au sommet du Dolforwyn. C’était tout aussi lugubre et froid, même si aucune goule noire ne barrait la Route de Ténèbre qui descendait maintenant à pic vers l’étroite plaine côtière du Lleyn et continuait au nord en direction de la côte.
Et au-delà de cette côte, se trouvait Ynys Mon.
Je n’avais jamais vu l’île bienheureuse. Toute ma vie, j’en avais entendu parler. J’en savais l’ancienne puissance et déplorais sa destruction par les Romains au cours de l’Année Noire. Mais je ne l’avais jamais vue, sauf en rêve. Et maintenant, dans le crépuscule hivernal, elle ne ressemblait en rien à cette charmante vision. Loin d’être ensoleillée, elle était ombragée par un nuage, en sorte que la grande île paraissait sombre et menaçante. Les sombres reflets des mares noires qui brisaient ses collines basses la rendaient d’autant plus rébarbative. Toute trace de neige en avait pratiquement disparu, mais une mer grise et misérable soulignait de blanc ses côtes rocheuses. Je tombai à genoux à la vue de l’île. Comme tout le monde, sauf Galahad. Et encore. Même lui finit par mettre un genou à terre en signe de respect. En tant que chrétien, il rêvait parfois d’aller à Rome ou même jusqu’à la lointaine Jérusalem, si pareil endroit existait vraiment. Mais Ynys Mon était notre Rome et notre Jérusalem, et sa terre sainte était maintenant à portée de vue.
Nous étions aussi maintenant au pays du Lleyn. Nous avions franchi la frontière que rien n’indiquait et les quelques villages qu’on apercevait plus bas, dans la plaine côtière, étaient le fief de Diwrnach. Les champs étaient recouverts d’une légère couche de neige, la fumée s’élevait des habitations, mais rien d’humain ne semblait se mouvoir dans ce sinistre espace. Et tous, je crois, nous nous demandions comment nous allions rejoindre l’île. « Il y a des passeurs dans le détroit », dit Merlin, comme lisant dans nos pensées. Lui seul y était jamais allé, mais c’était il y a bien longtemps, et longtemps avant de découvrir que le Chaudron existait encore. C’était au temps où Leodegan, le père de Guenièvre, régnait sur ce pays, avant que les vaisseaux ébréchés de Diwrnach ne vinssent d’Irlande pour chasser le roi et ses filles sans mère de leur royaume. « Au matin, ajouta Merlin, nous rejoindrons la côte et paierons nos passeurs. Lorsque Diwrnach apprendra que nous avons atteint son pays, nous serons déjà partis.
— Il nous suivra jusqu’à Ynys Mon, objecta Galahad nerveusement.
— Et nous aurons de nouveau filé », fit Merlin. Il éternua. Il avait l’air gelé. Son nez coulait, ses joues étaient pâles et, de temps à autre, il était pris de frissons incontrôlables, mais il trouva au fond de sa poche, dans une petite bourse de cuir, une poignée d’herbes en poudre qu’il avala avec une poignée de neige fondue et protesta que tout allait bien.
Le lendemain matin, il avait l’air beaucoup plus mal en point. Nous avions passé la nuit dans une crevasse au milieu des rochers où nous n’avions pas osé allumer de feu, malgré le charme de dissimulation que Nimue avait concocté avec un crâne de putois que nous avions trouvé plus haut, sur la route. Nos sentinelles avaient observé la plaine côtière où trois petites lueurs trahissaient la présence d’une vie humaine, tandis que nous nous étions blottis tous ensemble au creux des rochers, frissonnant, maudissant le froid et nous demandant si le matin se lèverait jamais. Il vint enfin avec un pâle rayon de lumière lépreuse, qui rendait l’île lointaine plus sombre encore et plus menaçante que jamais. Mais le charme de Nimue semblait avoir opéré, car nul lancier ne gardait le bout de la Route de Ténèbre.
Merlin tremblait maintenant et était beaucoup trop faible pour marcher. Quatre de mes lanciers le portèrent sur une litière faite de manteaux et de lances lorsque nous nous dirigeâmes vers les premiers arbustes écrasés par le vent. La route était encaissée et ses ornières étaient noyées sous la glace aux endroits où elle serpentait entre les chênes voûtés, les maigres houx et les petits champs à l’abandon. Merlin geignait et frissonnait. Issa se demandait si nous rentrerions jamais. « Retraverser les montagnes ne manquerait pas de le tuer, observa Nimue. Nous poursuivons. »
Arrivés à une fourche, nous vîmes notre premier signe de Diwrnach : un squelette assemblé avec des cordes en crin de cheval et suspendu à un poteau si bien que les os desséchés cliquetaient avec les rafales de vent d’ouest. Trois corbeaux avaient été cloués sous les ossements humains. Nimue s’approcha et renifla leurs corps raides pour s’assurer du genre de magie dont leur mort était pénétrée. « Pisse, pisse ! lui lança Merlin depuis sa litière. Vite, petite, pisse ! » Il fut pris d’une affreuse quinte de toux et tourna la tête pour cracher la morve en direction du fossé. « Je ne mourrai pas, se dit-il à lui-même, je ne mourrai pas ! » Il se rallongea tandis que Nimue s’accroupissait à côté du poteau. « Il sait que nous sommes ici, m’avertit Merlin.
— Il est ici ? demandai-je, me baissant à sa hauteur.
— Il y a quelqu’un. Sois prudent, Derfel. » Il ferma les yeux et soupira. « Je suis si vieux, dit-il à voix basse, si affreusement vieux. Et tout n’est que méchanceté autour de nous. » Il secoua la tête. « Conduisez-moi dans l’île, et c’est tout. Rejoignons l’île, et le Chaudron guérira tout. »
Quand Nimue eut fini, elle attendit de voir quelle direction prendrait la vapeur de son urine. Le vent l’entraîna vers la route de droite, et ce signe décida de notre chemin. Avant de nous remettre en route, Nimue prit sur l’un des poneys une sacoche de cuir d’où elle retira une poignée de rostres de bélemnites et d’émerillons qu’elle distribua aux lanciers. « Protection », expliqua-t-elle en déposant une pierre de serpent dans la litière de Merlin. Puis elle donna l’ordre d’avancer.
Nous marchâmes toute la matinée, ralentis dans notre progression par la nécessité de porter Merlin. Nous ne vîmes personne et l’absence de vie inspira l’épouvante à mes hommes. Comme si nous étions arrivés au pays des morts. Il y avait des sorbes et des cenelles dans les haies, des grives et des rouges-gorges dans les branches, mais point de bétail. Ni moutons ni hommes. Nous ne vîmes qu’un seul village avec son panache de fumée chassé par le vent, mais il était loin et nul ne paraissait nous observer du haut de sa muraille.
Mais il y avait des hommes dans ce pays mort. Nous en eûmes la certitude lorsque nous nous arrêtâmes pour prendre un peu de repos dans une petite vallée où un ruisselet s’écoulait paresseusement entre des rives de glace à l’ombre d’un bosquet de petits chênes noirs courbés par le vent. Les branches étaient toutes délicatement soulignées d’une couche de givre blanc. Nous nous reposions à leur abri lorsque Gwilym, l’un de mes lanciers restés à l’arrière pour monter la garde, m’appela.
J’allai à la lisière de la chênaie et vis qu’on avait allumé un feu en bas des montagnes. On ne voyait aucune flamme, juste un épais gruau de fumée grise qui s’élevait en tourbillonnant avant d’être emportée par le vent d’ouest. Gwilym m’indiqua la fumée avec la pointe de sa lance puis cracha pour conjurer le mal.
Galahad s’approcha de moi : « Un signal ?
— Probablement.
— Ils savent donc que nous sommes ici ? demanda-t-il en faisant le signe de la croix.
— Ils savent. » Nimue nous rejoignit. Elle portait le gros bâton noir de Merlin et elle seule semblait brûler d’énergie dans ce lieu glacial et mort. Merlin était malade, nous autres étions terrassés par la peur, mais plus nous nous enfoncions dans le sombre pays de Diwrnach, plus Nimue se montrait farouche. Elle approchait du Chaudron et l’attrait était comme un feu dans ses os. « Ils nous observent, dit-elle.
— Tu peux nous cacher ? » demandai-je, désirant un autre de ses charmes de dissimulation.
Elle hocha la tête. « C’est leur terre, Derfel, et leurs Dieux sont puissants ici. » Elle ricana en voyant Galahad se signer une seconde fois : « Ton Dieu cloué ne vaincra pas Crom Dubh.
— Il est ici ? demandai-je craintif.
— Lui ou l’un de ses pareils. » Crom Dubh était le Dieu Noir, une horreur estropiée et malveillante qui donnait de sinistres cauchemars. Les autres dieux, assurait-on, évitaient Crom Dubh. Ce qui laissait entendre que nous étions seuls à sa merci.
« Alors nous sommes condamnés, dit simplement Gwilym.
— Idiot ! répondit Nimue d’un ton cinglant. Nous ne sommes condamnés que si nous ne trouvons pas le Chaudron. En ce cas, nous serions tous condamnés de toute façon. Vas-tu observer ce feu toute la matinée ? » me demanda-t-elle.
Nous reprîmes la route. Merlin ne pouvait plus parler et claquait des dents, alors même que nous l’avions recouvert de nos fourrures. « Il se meurt, déclara calmement Nimue.
— Alors nous devrions trouver un refuge, dis-je, et faire un feu.
— Comme ça, nous serons tous bien au chaud quand les lanciers de Diwrnach viendront nous massacrer ! fit-elle railleuse. Il se meurt, Derfel, m’expliqua-t-elle, parce qu’il est proche de son rêve et qu’il a fait ce pacte avec les Dieux.
— Sa vie pour le Chaudron ? demanda Ceinwyn, qui marchait à côté de moi.
— Pas tout à fait, admit Nimue. Mais pendant que vous aménagiez votre petite maison, reprit-elle d’un ton sarcastique, nous sommes allés à Cadair Idris. Nous y avons fait un sacrifice, le vieux sacrifice, et Merlin a promis sa vie, non pas pour le Chaudron, mais pour la quête. Si nous trouvons le Chaudron, il vivra. Sinon, il mourra, et l’âme du sacrifice peut réclamer l’âme de Merlin à tout moment. »
Je savais ce qu’était l’ancien sacrifice, même si je n’avais pas souvenir qu’on l’eût pratiqué de notre temps. « Qui a été sacrifié ?
— Quelqu’un que tu ne connaissais pas. Qu’aucun d’entre nous ne connaissait. Juste un homme, répondit Nimue avec désinvolture. Mais son âme est ici, qui nous guette, et elle souhaite notre échec. Elle veut la vie de Merlin.
— Et si Merlin meurt quand même.
— Il ne mourra pas, imbécile ! Pas si nous trouvons le Chaudron.
— Si je le trouve, dit Ceinwyn nerveusement.
— Tu le trouveras, répondit Nimue avec assurance.
— Comment ?
— Tu le rêveras, et le rêve nous conduira jusqu’au Chaudron. »
Et Diwrnach, je le compris lorsque nous arrivâmes au détroit qui séparait la terre ferme de l’île, voulait que nous le trouvions. Le feu nous indiquait que ses hommes nous observaient, mais ils ne s’étaient pas montrés, pas plus qu’ils n’avaient essayé d’arrêter notre voyage. Ce qui suggérait que Diwrnach était au courant de notre quête et souhaitait sa réussite. Pour s’emparer lui-même du Chaudron. Sans quoi on comprenait mal pourquoi il aurait veillé à nous faciliter le voyage jusqu’à Ynys Mon.
Le détroit n’était pas large, mais l’eau grise tourbillonnait et écumait en s’engouffrant dans le canal. La mer était forte dans ces goulets, et formait de sinistres tourbillons ou se brisait sur des rochers cachés, mais elle n’était pas aussi effrayante que la côte lointaine qui semblait absolument déserte, sombre et lugubre, presque comme si elle attendait d’aspirer nos âmes. Je frissonnais en pensant à cette lointaine pente herbeuse et ne pouvais m’empêcher de penser au Jour Noir, où les Romains avaient débarqué sur cette même côte rocheuse tandis que la rive grouillait de druides qui accablaient de malédictions la soldatesque étrangère. Les malédictions avaient échoué, les Romains avaient traversé le détroit et Ynys Mon était morte. Et voici que nous étions maintenant à ce même endroit dans un ultime effort désespéré pour remonter le cours des ans et revenir sur des siècles de tristesse et d’épreuves afin que la Bretagne puisse retrouver l’état bienheureux qui était le sien avant l’arrivée des Romains. Ce serait alors la Bretagne de Merlin, une Bretagne des Dieux, une Bretagne sans Saxons, une Bretagne pleine d’or, de salles de banquet et de miracles.
Marchant vers l’est, à la recherche de la section la plus étroite du détroit, nous découvrîmes au détour d’une pointe de rocher et sous la silhouette de terre d’une forteresse déserte, une minuscule anse où deux bateaux reposaient sur les galets. Une douzaine d’hommes nous attendaient, comme s’ils savaient que nous devions venir. « Les passeurs ? me demanda Ceinwyn.
— Les bateliers de Diwrnach, dis-je en touchant la garde de fer d’Hywelbane. Ils sont là pour nous aider à traverser. » Et je pris peur parce que le roi nous facilitait les choses.
En revanche, les mariniers restèrent impassibles. C’étaient des créatures trapues qui avaient l’air de brutes avec des écailles de poisson collées à leurs barbes et à leurs épais habits de laine. Ils ne portaient d’autres armes que leurs couteaux pour évider les poissons et leurs lances de pêcheurs. Galahad leur demanda s’ils avaient vu des lanciers de Diwrnach, mais ils répondirent par un simple haussement d’épaules comme si son langage n’avait aucun sens pour lui. Nimue s’adressa à eux en irlandais, sa langue maternelle, et ils répondirent assez poliment. Ils affirmèrent n’avoir vu aucun Bloodshield, mais lui expliquèrent qu’il nous fallait attendre la marée haute pour traverser. Ce n’est qu’à ce moment-là, semble-t-il, que la passe était sûre pour les bateaux.
Nous aménageâmes un lit pour Merlin dans l’un des bateaux, puis Issa et moi grimpâmes jusqu’au fort désert pour inspecter l’arrière-pays. Un second panache de fumée s’élevait depuis la vallée des chênes tordus, sans quoi rien n’avait changé. Toujours aucun ennemi en vue. Mais il était là. Il n’était pas nécessaire de voir leurs boucliers barbouillés de sang pour savoir qu’ils étaient tout près. « Il me semble, Seigneur, dit-il, qu’Ynys Mon serait un bon endroit pour mourir.
— Il serait sans doute plus agréable à vivre, Issa, répondis-je en souriant.
— Mais nos âmes seront sûrement sauves si nous mourons sur l’île bienheureuse.
— Elles seront sauves, promis-je, et toi et moi, nous franchirons ensemble le pont des épées. » Et Ceinwyn, me promis-je, ne serait qu’à un pas ou deux devant nous, car je la tuerais de mes propres mains plutôt que de laisser un homme de Diwrnach poser la main sur elle. Je tirai Hywelbane, dont la longue lame était encore barbouillée de la suie sur laquelle Nimue avait écrit son charme, et je tendis sa pointe vers le visage d’Issa. « Fais-moi un serment », lui ordonnai-je.
Il s’agenouilla. « Je vous écoute, Seigneur.
— Si je meurs, Issa, et que Ceinwyn vive encore, tu dois la tuer d’un coup d’épée avant que les hommes de Diwrnach ne s’emparent d’elle.
— Je le jure, Seigneur », dit-il en baisant la pointe de l’épée.
À marée haute, les courants tumultueux se calmèrent. La mer était étale, hormis les vagues agitées par le vent qui ballottaient les embarcations. Nous chargeâmes les poneys avant d’y prendre place. C’étaient des bateaux longs et étroits. À peine étions-nous installés au milieu des filets de pêche poisseux que les bateliers nous firent comprendre qu’il fallait écoper l’eau qui s’infiltrait entre les planches goudronnées. Nous nous servîmes de nos casques pour rejeter l’eau de mer glacée, et je priai Manawydan, le dieu de la mer, de nous préserver, tandis que les bateliers plaçaient leurs longues rames dans les tolets. Merlin frissonnait. Son visage était plus livide que je ne l’avais jamais vu, bien que jauni par la nausée et moucheté de l’écume qui dégouttait de la commissure de ses lèvres. Il avait perdu conscience, mais marmonnait de curieuses choses dans son délire.
Les bateliers entonnèrent une étrange chanson en tirant sur les rames, mais lorsque nous fûmes au milieu du détroit, ils firent silence. Ils s’arrêtèrent et, dans chaque bateau, l’un des hommes fit un geste en direction de la terre ferme.
Nous nous retournâmes. Au départ, je ne vis que la ligne sombre de la côte sous la silhouette noire et blanche des montagnes d’ardoise enneigées, puis j’aperçus une chose noire loqueteuse qui s’agitait juste au-delà de la grève. C’était un étendard : de simples bouts de chiffon noués à une hampe, mais aussitôt après apparut une ligne de guerriers au-dessus de la rive du détroit. Ils se moquaient de nous et le vent froid portait distinctement jusqu’à nous l’éclat de leurs voix par-dessus le clapotis de la mer. Ils étaient tous montés sur des poneys à longs poils et tous vêtus de chiffons noirs qui voletaient dans la brise comme des pennons. Ils portaient des boucliers et ces lances de guerre terriblement longues qu’affectionnent les Irlandais. Ni leurs boucliers ni leurs lances ne m’effrayaient, mais leurs loques et leurs cheveux longs leur donnaient un air sauvage qui me glaça les sangs. À moins que le frisson ne vînt du grésil qui avait commencé à rider la surface grise de la mer.
Les cavaliers noirs dépenaillés nous observèrent débarquer sur la côte d’Ynys Mon. Les bateliers nous aidèrent à porter Merlin et les poneys sur le rivage, puis s’empressèrent de remettre leurs embarcations à la mer.
« N’aurions-nous pas dû garder les embarcations ici ? me demanda Galahad.
— Comment ? Il aurait fallu diviser les hommes, certains pour garder les bateaux et d’autres pour accompagner Ceinwyn et Nimue.
— Mais comment allons-nous quitter l’île ?
— Avec le Chaudron, répondis-je en faisant mienne la confiance de Nimue, tout sera possible. » Je n’avais pas d’autre réponse à lui offrir et n’osais point lui dire la vérité. La vérité était que je me sentais condamné. Comme si les malédictions des anciens druides se congelaient aujourd’hui même autour de nos âmes.
Nous quittâmes la grève pour nous diriger vers le nord. Des goélands tourbillonnaient autour de nous en criant tandis que nous quittions les rochers pour nous enfoncer dans une lande lugubre ça et là parsemée d’affleurements. Dans l’ancien temps, avant que les Romains ne soient venus détruire Ynys Mon, la terre était couverte de chênes sacrés parmi lesquels étaient célébrés les plus grands mystères de la Bretagne. La nouvelle de ces rituels gouvernait les saisons en Bretagne, en Irlande et même en Gaule, car c’est ici que les Dieux étaient venus sur terre, ici que le lien entre l’homme et les Dieux avait été le plus fort avant que les Romains ne le tranchent avec leur glaive. C’était une terre sainte, mais aussi une terre difficile, car nous marchions depuis une heure lorsque nous tombâmes sur une immense fondrière qui paraissait nous barrer l’accès à l’intérieur de l’île. Nous longeâmes le bord du marécage à la recherche d’un chemin, mais il n’y en avait aucun ; ainsi, lorsque la lumière commença à s’estomper, nous nous servîmes de la hampe de nos lances pour découvrir le passage le plus ferme à travers les touffes d’herbes hérissées et les zones de marécage qui nous auraient aspirés. Nos jambes étaient maculées d’une boue qui gelait aussitôt tandis que la neige fondue s’insinuait jusque dans nos fourrures. L’un des poneys demeura cloué sur place, l’autre se mit à paniquer. Il nous fallut donc décharger nos bêtes, nous partager les fardeaux restants puis les abandonner.
Nous eûmes fort à faire, nous servant parfois de nos boucliers circulaires comme de coracles pour porter nos fardeaux, mais inévitablement l’eau saumâtre passait par-dessus les bords et nous obligeait à nous redresser. Le grésil se fit plus dur et plus épais, fouetté par un vent fort qui aplatissait l’herbe des marais et nous glaçait jusqu’aux os. Merlin criait des choses étranges et lançait sa tête d’un côté à l’autre. Certains de mes hommes faiblissaient, victimes du froid et de la malveillance des Dieux qui gouvernaient ce pays désolé.
Nimue fut la première à atteindre l’autre rive. Elle bondit de touffe en touffe, nous indiquant le chemin. Et lorsqu’elle eut finalement atteint la terre ferme elle bondit pour nous montrer que nous serions bientôt en sécurité. Puis, l’espace de quelques secondes, elle resta clouée sur place avant de pointer le bâton de Merlin sur l’endroit d’où nous venions.
Nous retournant, nous vîmes que les cavaliers noirs nous avaient suivis, sauf qu’ils étaient maintenant plus nombreux. Toute une horde de Bloodshields dépenaillés nous observaient depuis la rive. Leurs étendards en haillons flottaient au-dessus d’eux ; et ils levèrent l’un d’eux en un geste ironique de salut avant de diriger leurs poneys vers l’est. « Je n’aurais jamais dû t’entraîner ici, dis-je à Ceinwyn.
— Ce n’est pas toi qui m’y as entraînée, Derfel. Je suis venue de mon plein gré, répondit-elle en passant un doigt ganté sur mon visage. Et nous repartirons de la même façon, mon chéri. »
Au-delà d’une petite crête, s’étendait un paysage de petits champs entre les grands marécages et les soudains affleurements de la roche. Nous avions besoin d’un refuge pour la nuit et nous le trouvâmes dans un village de huit maisons de pierres entourées d’un mur de la hauteur d’une lance. L’endroit était désert, même s’il était manifestement habité, car les maisonnettes étaient bien tenues et les cendres étaient encore chaudes au toucher. Nous défîmes la toiture de l’une des maisons, débitant les poutres en petits morceaux afin de faire un feu pour Merlin, qui maintenant frissonnait et délirait. La garde postée, nous retirâmes nos fourrures et essayâmes de sécher nos bottes trempées et nos jambières toutes mouillées.
Puis, alors que la toute dernière lueur du jour disparaissait du ciel gris, je grimpai sur le mur pour scruter le paysage. Je ne vis rien.
Quatre des nôtres montèrent la garde dans la première partie de la nuit, puis Galahad et trois autres lanciers les remplacèrent sous la pluie, mais aucun de nous n’entendit autre chose que le vent et le craquement du feu dans la cabane. Nous n’avions rien vu, rien entendu, mais aux premières lueurs de l’aube, une tête de mouton fraîchement égorgé gouttait le sang sur une partie du mur.
Dans un geste de colère, Nimue la fit basculer de la crête du mur et hurla un défi à l’adresse du ciel. Elle prit une pincée de poudre grise qu’elle répandit sur le sang frais, après quoi elle frappa le mur avec le bâton de Merlin et nous assura que la malveillance avait été trompée. Nous la crûmes parce que nous avions envie de la croire, de même que nous voulions croire que Merlin n’était pas mourant. Mais il était d’une pâleur mortelle, son souffle était faible et inaudible. Nous essayâmes de le nourrir en lui réservant le dernier de nos pains, mais il recracha maladroitement les miettes. « Nous devons trouver le Chaudron aujourd’hui même, annonça calmement Nimue, avant qu’il ne meure. » Rassemblant nos affaires, nos boucliers sur le dos et nos lances à la main, nous la suivîmes vers le nord.
Nimue nous conduisait. Merlin lui avait dit tout ce qu’il savait de l’île sacrée, et ce savoir nous porta vers le nord toute la matinée. Les Bloodshields resurgirent peu après que nous eûmes quitté notre refuge. Et maintenant que nous touchions au but, ils s’enhardirent. Il y en avait toujours plus d’une vingtaine en vue et parfois trois fois ce nombre. Ils formaient un vague cercle autour de nous, mais prenaient grand soin de rester hors de portée de nos lances. Le grésil avait cessé avec l’aube, ne laissant qu’un vent froid et humide qui faisait ployer l’herbe de la lande et soulevait les lambeaux noirs des manteaux de nos lugubres cavaliers.
C’est juste après midi que nous arrivâmes à l’endroit que Nimue appelait Llyn Cerrig Bach. Ce nom veut dire « lac de petites pierres », et c’était une sombre nappe d’eau peu profonde entourée de fondrières. C’est ici, expliqua Nimue, que les anciens Bretons tenaient leurs cérémonies les plus sacrées et ici aussi, nous dit-elle, que notre quête allait commencer. Mais l’endroit paraissait bien sinistre pour rechercher le plus grand trésor de la Bretagne. À l’ouest, s’étendait un étroit goulet de mer peu profond au-delà duquel se trouvait une autre île ; au sud et au nord, il n’y avait que des fermes et des rochers. Et à l’est se dressait une toute petite colline escarpée couronnée d’un groupe de rochers gris pareils à la vingtaine d’autres affleurements devant lesquels nous étions passés depuis la matinée. Merlin gisait comme mort. Je dus m’agenouiller à côté de lui et approcher mon oreille de sa figure pour entendre l’infime raclement de sa respiration laborieuse. Je posai la main sur son front et le trouvai froid. Je l’embrassai sur la joue. « Vivez, Seigneur, Vivez », dis-je dans un murmure.
Nimue demanda à l’un de mes hommes de planter une lance dans le sol. Il enfonça la pointe dans la terre ferme, puis Nimue prit une demi-douzaine de manteaux qu’elle accrocha à l’extrémité de la hampe pour en faire une sorte de tente en plaçant des pierres sur les ourlets. Les cavaliers nous encerclaient, mais se tenaient assez loin pour ne pas nous déranger, ni être dérangés par nous.
Nimue tâtonna sous ses peaux de loutre et en ressortit la coupe d’argent dans laquelle j’avais bu sur le Dolforwyn ainsi qu’un petit flacon d’argile fermé à la cire. Elle se glissa sous la tente et fit signe à Ceinwyn de la suivre.
J’attendis en observant le vent dessiner des rides noires sur le lac. Soudain, Ceinwyn hurla. Elle poussa de nouveau un terrible hurlement. Je m’approchai de la tente quand Issa me barra le chemin de sa lance. Galahad, qui en tant que chrétien n’était pas censé croire à tout ceci, se tenait à côté d’Issa. « Nous sommes venus jusqu’ici, fit-il d’un air résigné. Autant aller jusqu’au bout. »
Ceinwyn hurla une fois encore et, cette fois, Merlin lui fit écho en poussant un gémissement faible et pathétique. Je m’agenouillai à côté de lui et passai la main sur son front, tâchant de ne pas penser aux horreurs que rêvait Ceinwyn dans la tente noire.
« Seigneur ? » appela Issa.
Me retournant, je vis qu’il portait ses regards vers le sud, où un nouveau groupe de cavaliers avait rejoint le cercle des Bloodshields. La plupart des nouveaux venus étaient montés sur des poneys, mais l’un des hommes trônait sur un immense cheval noir. Et cet homme, je le savais, ce devait être Diwrnach. Son étendard flottait derrière lui : une hampe pourvue d’une traverse à laquelle étaient accrochés deux crânes et une poignée de rubans noirs. Le roi était tout de noir vêtu et son cheval noir était couvert d’un tapis de selle noir. Il tenait à la main une grande lance noire qu’il leva en l’air à la verticale avant d’approcher lentement. Il vint seul. Quand il fut à cinquante pas de nous, il détacha son bouclier rond et le retourna ostensiblement pour bien montrer qu’il ne voulait pas la bagarre.
J’allai à sa rencontre. Derrière moi, Ceinwyn hoquetait et geignait sous la tente autour de laquelle mes hommes formaient un cercle de protection.
Le roi portait une armure de cuir noir sous son manteau mais n’avait pas de casque. Son bouclier avait l’air couvert d’écailles et j’imaginai que ce devaient être les couches de sang séché, de même que le cuir qui le recouvrait était sans doute la peau d’une jeune esclave écorchée. Son sinistre bouclier noir était suspendu à côté de son long fourreau noir. Il arrêta son cheval et posa à terre le talon de sa grande lance.
« Je suis Diwrnach.
— Je suis Derfel, Seigneur Roi, fis-je en m’inclinant.
— Bienvenue à Ynys Mon, Seigneur Derfel Cadarn », fit-il en souriant. Sans doute voulait-il me surprendre en montrant qu’il savait mon nom et mon titre, mais il m’étonna davantage par ses airs de brave homme. Je m’étais attendu à une goule au nez crochu, à une créature de cauchemar, mais Diwrnach était un homme d’âge mur, avec un grand front, une grosse bouche et une petite barbe noire qui accentuait sa puissante mâchoire. Il n’y avait aucune trace de démence en lui, même s’il avait en effet un œil rouge, ce qui était bien suffisant pour lui donner un air effrayant. Il appuya sa lance sur le flanc de son cheval et sortit d’une poche une galette d’avoine. « Tu as l’air affamé, Seigneur Derfel.
— L’hiver est la saison de la faim, Seigneur Roi.
— Mais tu ne refuseras certainement pas mon cadeau ? » Il coupa la galette en deux et m’en lança une moitié. « Mange. »
Je pris la galette, puis hésitai. « J’ai fait le serment de ne rien manger, Seigneur Roi, avant d’avoir accompli ma mission.
— Ta mission ! répondit-il d’un ton railleur, avant d’avaler lentement sa moitié de galette. Elle n’était pas empoisonnée, Seigneur Derfel, dit-il quand il eut fini.
— Pourquoi le serait-elle, Seigneur Roi ?
— Parce que je suis Diwrnach et que je trucide mes ennemis par tous les moyens, répondit-il en souriant. Parle-moi de ta mission, Seigneur Derfel.
— Je suis venu prier, Seigneur Roi.
— Ah ! fit-il d’une voix traînante comme pour suggérer que tout le mystère était élucidé. Les prières dites en Dumnonie seraient-elles si inefficaces ?
— C’est ici une terre sainte, Seigneur Roi.
— C’est aussi ma terre, Seigneur Derfel Cadarn, et je crois que les étrangers devraient demander mon autorisation avant de conchier son sol et de pisser sur ses murs.
— Si nous vous avons offensé, Seigneur Roi, je vous présente nos excuses.
— Il est trop tard pour cela, dit-il d’une voix douce. Tu es ici maintenant, Seigneur Derfel, et je sens l’odeur de ta merde. Trop tard. Que vais-je donc faire de vous ? » Il s’exprimait d’une voix basse, presque douce, laissant penser qu’il était homme à entendre raison très facilement. « Que vais-je faire de vous ? » demanda-t-il à nouveau. Je ne répondis rien. Le cercle de ses cavaliers noirs restait impassible. Le ciel était plombé. Et les geignements de Ceinwyn s’étaient transformés en très légères plaintes. Le roi leva son bouclier, non pas en un geste de menace, mais parce qu’il lui pesait sur la hanche. Et je vis avec horreur la peau d’un bras et d’une main pendiller de son bord inférieur. Le vent agitait les gros doigts de la main. Me voyant horrifié, Diwrnach sourit. « C’était ma nièce », dit-il. Puis il porta ses regards un peu plus loin et son visage s’illumina lentement d’un nouveau sourire. « La renarde est sortie de sa tanière, Seigneur Derfel. »
Me retournant, je vis que Ceinwyn avait quitté la tente. Elle s’était débarrassée de ses pelisses de loup et portait la robe blanc crème de ses fiançailles, aux ourlets encore maculés de la boue qui l’avait tachée quand elle s’était enfuie de Caer Sws. Elle était nu-pieds, sa chevelure d’or détachée. Elle me sembla en transe.
« La princesse Ceinwyn, je crois, fit Diwrnach.
— En effet, Seigneur Roi.
— Et encore vierge, à ce qu’on me dit ? » demanda le roi. Je ne répondis rien. Diwrnach se pencha pour frotter tendrement les oreilles de son cheval. « Il eût été courtois de sa part, tu ne crois pas, de me saluer à son arrivée dans mon pays ?
— Elle a elle aussi des prières à dire, Seigneur Roi.
— Alors espérons qu’elles soient entendues, dit-il en riant. Donne-la-moi, Seigneur Derfel, sans quoi tu connaîtras la plus lente des morts. J’ai des hommes qui savent écorcher un homme pouce par pouce jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un lambeau de chair sanguinolente. Mais il peut encore tenir debout, et même marcher ! » Il flatta l’encolure de son cheval de sa main gantée de noir, puis me sourit à nouveau. « J’ai étouffé des hommes dans leur merde, Seigneur Derfel, j’en ai enseveli sous des pierres, j’en ai brûlé vifs, j’en ai enterré vivants, j’en ai allongé dans des nids de vipères, j’en ai noyé, j’en ai fait mourir de faim ou d’épouvante. Beaucoup de morts intéressantes, mais donne-moi simplement la princesse Ceinwyn, et je te promets une mort aussi rapide que la chute d’une étoile filante. »
Ceinwyn avait commencé à se diriger vers l’ouest. Mes hommes avaient empoigné la litière de Merlin, leurs manteaux, leurs armes et leurs paquetages pour la suivre. Je levai les yeux vers Diwrnach. « Un jour, Seigneur Roi, je jetterai votre tête dans une fosse et l’enfouirai dans la merde d’un esclave. » Et je m’éloignai.
Il partit d’un grand éclat de rire. « Du sang, Seigneur Derfel ! Du sang ! cria-t-il dans mon dos. C’est la nourriture des Dieux et tu feras un riche breuvage ! Je le ferai boire à ta femme dans ma couche ! » Sur ce, il donna un coup d’éperons et fila rejoindre ses hommes.
« Soixante-quatorze, me dit Galahad quand je fus à ses côtés. Soixante-quatorze lances. Et nous sommes trente-six, un mourant et deux femmes.
— Ils n’attaqueront pas tout de suite, le rassurai-je. Ils attendront que nous ayons découvert le Chaudron. »
Ceinwyn devait se geler dans sa robe légère et sans bottes, mais elle suait à grosses gouttes comme en plein été tout en vacillant à travers l’herbe. Elle avait du mal à tenir debout et se contractait comme moi au sommet du Dolforwyn après que j’eus vidé la coupe d’argent. Mais Nimue était à côté d’elle, lui parlant et la soutenant. Et, assez curieusement, elle l’éloignait de la direction qu’elle voulait prendre. Les cavaliers noirs de Diwrnach marchaient au même rythme que nous, formant autour de notre petite troupe un vague cercle de Bloodshields qui se déplaçait à travers l’île.
Malgré ses vertiges, Ceinwyn marchait presque au pas de course maintenant. Elle semblait à peine consciente et prononçait des mots que je ne saisissais pas. Son regard était vide. Nimue ne cessait de la tirer de côté, l’obligeant à suivre le chemin de moutons qui serpentait au nord vers le tertre couronné de pierres grises. Mais plus nous approchions de ces rochers hauts couverts de lichen, plus Ceinwyn résistait. Nimue était obligée de déployer des trésors d’énergie pour la maintenir sur cette sente étroite. Les premiers cavaliers noirs avaient déjà dépassé le tertre, qui, comme nous, se trouvait maintenant enfermé dans leur cercle. Ceinwyn geignait et protestait, puis elle se mit à frapper les mains de Nimue. Mais Nimue la retenait fermement et l’entraînait. Les hommes de Diwrnach ne nous quittaient pas d’une semelle.
Nimue attendit l’endroit où le sentier était le plus près de la crête de rochers, puis laissa enfin filer Ceinwyn. « Aux rochers ! cria-t-elle d’une voix perçante. Tous ! Aux rochers ! Courez ! »
Nous courûmes. C’est alors que je vis ce qu’avait fait Nimue. Diwrnach n’osait pas porter la main sur nous avant de savoir où nous allions. Et s’il avait vu Ceinwyn se diriger vers le tertre rocailleux, il aurait certainement posté une douzaine de lanciers au sommet, puis envoyé le reste de ses hommes nous capturer. Mais maintenant, grâce à la ruse de Nimue, nous serions protégés par ces gros blocs escarpés de pierre roulée, par ces mêmes blocs qui, si Ceinwyn ne s’était pas trompée, avaient protégé le Chaudron de Clyddno Eiddyn pendant ces quatre siècles et demi de ténèbres de plus en plus épaisses. « Vite ! » hurlait Nimue, tandis que les cavaliers fouettaient leurs poneys pour refermer leur cercle autour de nous.
« Vite ! » hurla de nouveau Nimue. J’aidais à porter Merlin. Déjà, Ceinwyn escaladait les rochers tandis que Galahad criait à ses hommes de se poster derrière les blocs de manière à pouvoir se servir de leurs lances. Issa restait à mes côtés, sa lance prête à étriper tout cavalier qui s’approcherait de trop près. Gwilym et trois autres hommes nous débarrassèrent de Merlin pour le porter au pied des rochers au moment même où les deux Bloodshields de tête arrivaient à notre hauteur. Ils nous défièrent tout en éperonnant leurs poneys, mais je repoussai la lance du premier avec mon bouclier, puis lançai ma lance dont la lame d’acier s’abattit comme un gourdin sur le crâne du poney. L’animal hurla et s’affala sur le côté. Issa enfonça sa lance dans le ventre du cavalier tandis que je frappais de la mienne le second cavalier. La hampe de sa lance heurta la mienne et il passa devant moi, mais je parvins à empoigner ses longs rubans dépenaillés pour le faire basculer de sa monture. Il se débattit un instant. Je mis une botte en travers de sa gorge, levai ma lance et le frappai en plein cœur. Sa tunique en haillons recouvrait un plastron de cuir, mais la lame le perça d’un seul coup. Soudain, sa barbe noire se mit à mousser d’une écume sanglante.
« Arrière ! » nous cria Galahad. Issa et moi lançâmes nos boucliers et nos lances vers les hommes déjà postés en sécurité au sommet des rochers avant de poursuivre l’escalade. Une lance noire se brisa sur les rochers à côté de moi, puis une main forte se tendit vers moi, me saisit par le poignet et me hissa. Merlin avait été pareillement hissé à travers les rochers et sans cérémonie abandonné au centre du sommet où, telle une coupe couronnée d’un cercle d’énormes pierres roulées, se trouvait une profonde cuvette de pierre. Ceinwyn se trouvait dans ce bassin, jouant frénétiquement des pieds et des mains comme un chien au milieu des cailloux qui emplissaient la coupe. Elle avait vomi et ses mains fouillaient au milieu de ses vomissures et des petits cailloux glacés.
Le tertre était un lieu idéal pour assurer notre défense. L’ennemi ne pouvait escalader les rochers qu’avec les pieds et les mains tandis que nous pouvions nous planquer dans les anfractuosités de la roche pour les recevoir sitôt qu’ils pointaient leur nez. Quelques-uns essayèrent de grimper jusqu’à nous. Un hurlement s’élevait à chaque fois que nos lames leur entaillaient le visage. Ils lancèrent une pluie de javelines, mais nous tenions nos boucliers au-dessus de nos têtes, et les armes se brisèrent sans nous atteindre. Je postai six hommes dans le creux central. De leurs boucliers, ils firent un rempart pour protéger Merlin, Nimue et Ceinwyn tandis que d’autres lanciers gardaient le bord extérieur du sommet. Abandonnant leurs poneys, les Bloodshields tentèrent une nouvelle attaque. L’espace de quelques instants, nous fûmes tous occupés à donner des coups de poignard et de lance. Au cours de cette brève échauffourée, l’un de mes hommes eut le bras entaillé par une lance. Mais nous n’avions à déplorer aucun autre blessé, tandis que les cavaliers noirs se retiraient au pied du tertre avec quatre morts et six blessés. « Autant pour les boucliers en peau de vierges », dis-je à mes hommes.
Nous nous attendions à une nouvelle attaque. Mais rien ne vint. Diwrnach s’aventura seul avec son cheval sur la pente. « Seigneur Derfel ? » lança-t-il de sa voix trompeusement agréable. Quand il aperçut mon visage entre deux rochers, il m’adressa un sourire placide. « Mon prix a augmenté, fit le roi. Maintenant, en échange de ta mort rapide, j’exige la princesse Ceinwyn et le Chaudron. C’est le Chaudron que vous êtes venus chercher, n’est-ce pas ?
— Le Chaudron de toute la Bretagne, Seigneur Roi.
— Ah ! Et vous croyez que j’en serais un gardien indigne ? demanda-t-il en hochant tristement la tête. Seigneur Derfel, tu as l’insulte trop facile. De quoi s’agissait-il ? Ma tête dans une fosse pleine de la merde d’esclave ? Quel manque d’imagination. La mienne, je le crains, paraît parfois excessive, même à mes yeux. » Il s’arrêta et scruta le ciel comme pour s’assurer de l’heure. « J’ai assez peu de guerriers, Seigneur Derfel, reprit-il de sa voix raisonnable, et je ne tiens pas à en perdre davantage sous vos lances. Mais tôt ou tard il vous faudra quitter ces rochers, et je vous attendrai. Et, d’ici là, je laisserai mon imagination se hisser à de nouvelles hauteurs. Salue la princesse Ceinwyn pour moi et dis-lui que je suis impatient de la connaître de plus près. » Il leva sa lance en une parodie de salut et s’en alla rejoindre le cercle des cavaliers noirs maintenant refermé autour du tertre.
Je me laissai glisser dans la cuvette au centre du tertre. Et je dus me rendre à l’évidence. Quoique nous découvrions ici, c’était trop tard pour Merlin. La mort se lisait sur son visage. Sa mâchoire pendait, ses yeux étaient aussi vides que l’espace entre les mondes. Il claqua des dents une fois pour montrer qu’il vivait encore, mais cette vie ne tenait plus qu’à un fil maintenant, et il s’effilochait à vue d’œil. Nimue avait pris le couteau de Ceinwyn et continuait à gratter la caillasse, tandis que Ceinwyn, visiblement épuisée, s’était affalée contre le rocher et la regardait creuser. La transe était passée. Je l’aidai à se débarbouiller les mains et retrouvai sa pelisse pour l’emmailloter.
Elle enfila ses gants. « J’ai eu un rêve, me dit-elle en chuchotant, et j’ai vu la fin.
— Notre fin ? » demandai-je, alarmé.
Elle secoua la tête. « La fin d’Ynys Mon. Il y avait des rangées de soldats romains, Derfel, avec leurs jupes, leurs plastrons et leurs casques de bronze. De grandes files de soldats qui traquaient l’ennemi, le bras ensanglanté jusqu’à l’épaule, parce qu’ils n’en finissaient pas de tuer. Ils traversèrent la forêt à seule fin de tuer. Les bras se levaient et s’abaissaient, les femmes et les enfants s’enfuyaient, mais ils n’avaient nulle part où aller. Les soldats se replièrent sur eux et les taillèrent en pièces. Des petits enfants, Derfel !
— Et les druides ?
— Tous morts. Tous les trois, et ils ont porté le Chaudron ici. Ils avaient déjà préparé une fosse, tu comprends, avant même que les Romains ne traversent la mer, et ils l’ont enterré ici, puis ils l’ont recouvert de pierres du lac et, de leurs mains nues, ont répandu des cendres sur les cailloux afin de faire croire aux Romains que rien ne pouvait être enterré ici. Puis ils se sont enfoncés dans les bois en chantant, allant au-devant d’une mort certaine. »
Nimue siffla, soudain alarmée. Me retournant, je vis qu’elle avait découvert un petit squelette. Fouillant dans ses peaux de loutres, elle en sortit une sacoche de cuir dont elle retira deux plantes sèches. Elles avaient des feuilles pointues et de petites fleurs dorées flétries : je compris qu’elle se conciliait les ossements par des asphodèles. « C’est une enfant qu’ils ont enterrée, dit Ceinwyn pour expliquer la petite taille des os ; la gardienne du Chaudron et la fille de l’un des trois druides. Elle avait des cheveux courts et un bracelet en peau de renard au poignet, et ils l’ont enterrée vive pour qu’elle garde le Chaudron jusqu’à ce que nous le retrouvions. »
L’âme morte de la gardienne du Chaudron maintenant apaisée par l’asphodèle, Nimue retira de la caillasse les os de la fille, puis se remit à creuser le trou à l’aide de son couteau et m’aboya de venir l’aider. « Creuse avec ton épée, Derfel ! » ordonna-t-elle. Docilement, j’enfonçai la pointe d’Hywelbane dans la fosse.
Et trouvai le Chaudron.
On n’aperçut d’abord qu’un morceau d’or poussiéreux, puis Nimue passa la main et dégagea un large bord doré. Le Chaudron était beaucoup plus gros que le trou que nous avions creusé. J’ordonnai à Issa et à un autre homme de l’élargir. Nous vidions les cailloux avec nos casques, œuvrant avec l’énergie du désespoir tandis que l’âme de Merlin vacillait au terme d’une longue vie. Nimue haletait et pleurait en s’attaquant au tas serré de pierres apportées au sommet depuis le lac sacré de Llyn Cerrig Bach.
« Il est mort ! cria Ceinwyn, agenouillée à côté de Merlin.
— Il n’est pas mort ! » cracha Nimue entre ses dents serrées avant d’attraper le bord doré entre ses mains pour essayer de le dégager avec la dernière énergie. Je la rejoignis et il me parut impossible de déplacer l’immense récipient avec le monceau de pierres qui s’y trouvaient encore. Mais avec l’aide des Dieux nous réussîmes à extraire le grand objet d’or et d’argent de son puits noir.
Ainsi revit le jour le Chaudron perdu de Clyddno Eiddyn.
C’était une grande coupe aussi large qu’un homme aux mains tendues et profonde comme la lame d’un couteau de chasse. Reposant sur un petit trépied doré, elle était faite en argent massif inégal et était décorée de somptueux filigranes d’or. Trois anneaux d’or permettaient de le suspendre au-dessus du feu. C’est le plus grand Trésor de la Bretagne que nous arrachâmes à sa tombe et débarrassâmes de ses pierres, et c’est alors que je vis sa décoration : des guerriers, des Dieux et un cerf. Mais le temps nous manquait pour admirer le Chaudron. Nimue le débarrassa frénétiquement de ses dernières pierres et le replaça au fond du trou avant de débarrasser le corps de Merlin de ses fourrures noires. « Aide-moi ! » cria-t-elle. Ensemble, nous fîmes rouler le vieillard dans la fosse, jusque dans la grande coupe d’argent. Nimue rentra ses jambes par-dessus le rebord en or et le recouvrit d’un manteau. C’est alors seulement que Nimue s’adossa aux rochers. Il gelait, mais son visage était inondé de sueur.
« Il est mort, répéta Ceinwyn d’une petite voix effarouchée.
— Non, fit Nimue d’un air las. Non, il n’est pas mort.
— Il était froid ! protesta Nimue. Il était froid et ne respirait plus, reprit-elle en s’agrippant à moi et en se mettant à sangloter doucement. Il est mort.
— Il vit », trancha Nimue d’une voix rude.
Il s’était remis à pleuvoir. Un petit crachin balayé par le vent qui nettoyait les pierres et perlait sur les lames ensanglantées de nos lances. Merlin gisait emmitouflé et immobile dans la fosse au Chaudron, mes hommes observaient l’ennemi depuis le sommet des pierres grises. Les cavaliers noirs nous encerclaient, et je me demandais quelle folie nous avait conduits jusqu’à cet endroit misérable, glacial et ténébreux, au fin fond de la Bretagne.
« Que faisons-nous maintenant ? demanda Galahad.
— Nous attendons, aboya Nimue. Nous attendons. »
*
Jamais je n’oublierai le froid de la nuit. Le gel formait des cristaux sur la roche, et toucher une lame c’était laisser un bout de peau collé à l’acier. Il faisait un froid de canard. À la brune, la pluie se transforma en neige puis cessa. Le vent tomba et les nuages dérivèrent vers l’est pour révéler une énorme lune au-dessus de la mer. C’était une lune chargée de mauvais présages, une grande balle d’argent gonflée embrumée par le chatoiement d’un lointain nuage au-dessus d’un océan grouillant de vagues noir et argent. Les étoiles n’avaient jamais paru aussi lumineuses. La grande forme du chariot de Bel brillait au-dessus de nous, pourchassant éternellement la constellation que nous appelions la truite. Les Dieux vivaient parmi les étoiles et je leur adressai une prière dans l’air glacé, espérant qu’elle parviendrait à ces feux qui brillaient au loin.
Certains d’entre nous somnolèrent, mais c’était du sommeil léger d’hommes fatigués, transis de froid et effrayés. Encerclant le tertre de leurs lances, nos ennemis avaient allumé des feux. Des poneys apportèrent du bois aux Bloodshields, et de grandes flammes s’élevèrent dans la nuit, crachant leurs étincelles dans le ciel dégagé.
Rien ne bougeait dans la fosse au Chaudron où reposait le corps emmailloté de Merlin à l’ombre du grand rocher où nous montions la garde à tour de rôle pour observer les silhouettes des cavaliers auprès des feux. De temps à autre, une longue lance traversait la nuit, sa tête scintillait au clair de lune, puis l’arme venait se briser sur les rochers sans dommage.
« Maintenant, que vas-tu faire du Chaudron ? demandai-je à Nimue.
— Rien jusqu’à Samain », fit-elle d’une voix faible. Elle était recroquevillée près du monceau de rebuts qui avaient été jetés dans le creux du sommet, ses pieds reposant dans les gravats que nous avions mis tant d’acharnement à extraire de la fosse. « Tout doit être en règle, Derfel. La lune doit être pleine, le temps propice et les treize Trésors de la Bretagne réunis.
— Parle-moi des Trésors », demanda Galahad de l’autre extrémité de la cuvette.
Nimue cracha. « Ainsi, tu veux nous narguer, chrétien ? » le défia Nimue.
Galahad sourit. « Il y a des milliers de gens, Nimue, qui se moquent de vous. Ils disent que les Dieux sont morts et que nous devrions placer notre foi dans les hommes. Que nous devrions suivre Arthur. Et ils croient que toute votre quête de chaudrons, de manteaux, de couteaux et de cornes n’est que sottise morte avec Ynys Mon. Combien de rois de Bretagne vous dépêcheraient des hommes dans cette quête ? » Il remua, tâchant de trouver une position plus confortable dans cette nuit glaciale. « Aucun, Nimue, aucun, parce qu’ils se moquent de vous. Il est beaucoup trop tard, assurent-ils. Les Romains ont tout changé et des hommes sensés disent que votre Chaudron est aussi mort qu’Ynys Trebes. Les chrétiens prétendent que vous faites l’œuvre du démon, mais ce chrétien-ci, chère Nimue, a porté son épée jusqu’ici et rien que pour cela, chère Dame, tu me dois au moins quelque civilité. »
Nimue n’avait pas l’habitude de se faire réprimander, sauf peut-être par Merlin, et elle se raidit en entendant les légers reproches de Galahad, puis elle finit par se radoucir. Elle tira la peau d’ours de Merlin sur ses épaules et se pencha en avant :
« Les Trésors nous ont été laissés par les Dieux. C’était il y a bien longtemps, quand la Bretagne était seule au monde. Il n’y avait point d’autres terres. Juste la Bretagne et un vaste océan recouvert d’une grande brume. Il y avait alors douze tribus de Bretons, douze rois, douze salles de banquet et juste douze dieux. Ces dieux marchaient sur terre, comme nous faisons, et l’un d’eux, Bel, a même épousé une humaine ; notre Dame que voici, fit-elle en indiquant Ceinwyn, qui écoutait aussi avidement que les lanciers, descend de ce mariage. »
Elle s’arrêta en entendant un grand cri depuis le cercle de feux. Mais le cri ne présageait aucune menace et le silence se fit à nouveau.
« Mais d’autres dieux jaloux des douze qui gouvernaient la Bretagne sont venus des étoiles et ont essayé de prendre la Bretagne aux douze dieux. Les douze tribus ont souffert des batailles. D’un coup de lance, un dieu pouvait occire une centaine d’hommes, et aucun bouclier humain ne pouvait arrêter l’épée d’un dieu. Alors, comme ils aimaient la Bretagne, les douze dieux ont donné aux douze tribus douze Trésors. Chacun de ces Trésors devait être gardé dans une salle royale, et la présence du Trésor empêcherait les lances des Dieux de tomber sur la salle ou sur aucun de ses habitants. Ce n’étaient pas de grandes choses. Si les douze dieux nous avaient donné des objets magnifiques, les autres dieux les auraient vus, en auraient deviné la fin et nous les auraient subtilisés pour se protéger. Ainsi, les douze présents étaient tout ce qu’il y a de plus ordinaire : une épée, une corbeille, une corne, un chariot, un licol, un couteau, une pierre à aiguiser, une casaque, un manteau, un plat, une planche de lancer et un anneau de guerrier. Douze objets ordinaires, et tous les dieux nous prièrent de chérir les douze Trésors, de les mettre en lieu sûr et de les honorer, et en retour, outre la protection des Trésors, chaque tribu pourrait se servir de son présent pour appeler son dieu. Elles n’étaient autorisées qu’à un appel par an, un seul, mais cela donnait aux tribus quelque pouvoir dans la terrible guerre des Dieux. »
Elle s’arrêta le temps de resserrer les fourrures autour de ses frêles épaules. « Les tribus avaient donc leurs Trésors, mais Bel aimait tant sa fille terrestre qu’il lui donna un treizième Trésor. Il lui donna le Chaudron et lui dit que, dès qu’elle commencerait à vieillir, elle n’avait qu’à remplir le Chaudron d’eau et s’y plonger pour retrouver sa jeunesse. Ainsi, dans toute sa beauté, elle pourrait marcher à jamais aux côtés de Bel. Et le Chaudron, comme vous l’avez vu, est splendide ; il est d’or et d’argent, magnifique au-delà de tout ce que les hommes ont jamais su faire. Les autres tribus l’ont vu et en ont été jalouses. C’est ainsi que les guerres de Bretagne ont commencé. Les Dieux ont guerroyé dans les airs, et les douze tribus sur la terre. L’un après l’autre, les Trésors ont été capturés ou martelés pour les lanciers, et dans leur colère les Dieux ont retiré leur protection. Le Chaudron a été volé, la maîtresse de Bel a vieilli et s’est éteinte, et Bel nous a jeté une malédiction. Cette malédiction, ce fut l’existence d’autres terres et d’autres peuples. Mais Bel nous a promis que si, à Samain, nous réunissions de nouveau les douze Trésors des douze tribus et accomplissions les rites requis, si nous remplissions le treizième Trésor de l’eau qu’aucun homme ne boit mais sans laquelle il ne saurait vivre, les douze dieux viendraient bientôt à notre secours. » Elle s’arrêta, haussa les épaules et regarda Galahad. « Voilà, chrétien, voilà pourquoi ton épée est venue. »
Il y eut alors un long silence. Le clair de lune glissait le long des rochers, s’approchant toujours plus près de la fosse où gisait Merlin sous la mince protection d’un manteau.
« Et vous avez les douze Trésors ? demanda Ceinwyn.
— La plupart, fit Nimue d’une manière évasive. Mais même sans les douze, le Chaudron a un immense pouvoir. Un pouvoir considérable. Plus de pouvoir que tous les autres Trésors réunis. » Par-delà la fosse, elle lança un regard agressif en direction de Galahad. « Et toi, chrétien, que feras-tu lorsque tu verras ce pouvoir ? »
Galahad sourit. « Je te rappellerai que j’ai porté mon épée dans ta quête, fit-il à voix basse.
— Nous l’avons tous fait. Nous sommes les guerriers du Chaudron », dit Issa, faisant montre d’une sensibilité poétique que je ne lui avais pas soupçonnée et qui fit sourire les autres lanciers. Leurs barbes étaient blanchies par le gel, leurs mains emmitouflées dans des linges et des fourrures, leurs yeux caves, mais ils avaient trouvé le Chaudron, et cet exploit les remplissait tous d’orgueil, même si, aux premières lueurs de l’aube, ils devraient affronter les Bloodshields en sachant que nous étions tous condamnés.
Ceinwyn se serra contre moi, partageant mon manteau de loup. Elle attendit que Nimue fût endormie puis elle leva son visage vers le mien. « Merlin est mort, fit-elle d’une petite voix triste.
— Je sais, fis-je, car il n’y avait pas eu le moindre bruit ni le moindre mouvement dans la fosse.
— J’ai touché son visage et ses mains, et ils étaient froids comme la glace, murmura-t-elle. J’ai approché la lame de mon couteau de sa bouche, et il n’y avait point de buée. Il est mort. »
Je ne dis rien. J’aimais Merlin qui avait été pour moi un vrai père, et je n’arrivais pas à croire qu’il était mort à l’heure même de son triomphe, mais je ne trouvais non plus l’espoir de voir son âme revivre. « Nous devrions l’enterrer ici, fit Ceinwyn à voix basse, dans son Chaudron. » De nouveau, je me tus. Sa main trouva la mienne. « Qu’allons-nous faire ? » demanda-t-elle.
Mourir, pensai-je, mais je ne dis rien.
« Tu ne me laisseras pas prendre ? chuchota-t-elle.
— Jamais, promis-je.
— Le jour où je t’ai rencontré, Seigneur Derfel Cadarn, a été le plus beau jour de ma vie. » Et ces mots m’arrachèrent des larmes, mais je ne saurais dire si c’étaient des larmes de joie ou de chagrin à cause de tout ce que j’allais perdre dans le gel du petit matin.
Je m’assoupis et rêvai que j’étais pris au piège dans une fondrière, cerné par les cavaliers noirs qui, comme par enchantement, pouvaient traverser la terre inondée. Puis je m’aperçus que j’étais incapable de lever mon bouclier et je vis l’épée s’abattre sur mon épaule droite. Je me réveillai en sursaut pour empoigner ma lance et m’aperçus que c’était Gwilym qui avait sans le vouloir touché mon épaule en escaladant le rocher pour prendre son tour de garde. « Désolé, Seigneur », fit-il à voix basse.
Ceinwyn dormait dans le creux de mon bras. Nimue était blottie de l’autre côté. Sa barbe blonde blanchie par le gel, Galahad ronflait légèrement. Mes autres lanciers somnolaient ou étaient allongés comme frappés de stupeur. La lune était presque au-dessus de moi maintenant, illuminant de sa lumière oblique les étoiles peintes sur les boucliers entassés de mes hommes et le tas de caillasse que nous avions extraite du creux. La brume qui enveloppait la face rebondie de la lune quand elle était suspendue juste au-dessus de la mer avait disparu. C’était maintenant un disque pur, dur, clair et froid aussi net qu’une monnaie qu’on vient de frapper. Je me souvenais vaguement de ma mère qui m’avait appris le nom de l’homme de la lune, mais j’étais incapable de le retrouver. Ma mère était saxonne, et j’étais encore dans son ventre quand elle avait été capturée lors d’un raid en Dumnonie. On m’avait dit qu’elle vivait encore en Silurie, mais je ne l’avais pas revue depuis le jour où le druide Tanaburs m’avait arraché de ses bras pour essayer de me tuer dans la fosse de la mort. Après quoi, c’est Merlin qui m’avait élevé, et j’étais devenu Breton : l’ami d’Arthur et l’homme qui avait pris l’étoile du Powys dans la salle de son frère. Quelle étrange vie, me dis-je, et quelle tristesse que le fil en soit tranché, ici, sur l’île sacrée de la Bretagne.
« J’imagine qu’il n’y a pas de fromage », fit soudain Merlin.
Je le regardai fixement, me disant que je devais encore rêver.
« Le fromage pâle, Derfel, fit-il impatient, qui s’émiette. Non pas le fromage dur et jaune foncé. Je ne supporte pas cette pâte. »
Il était debout dans la fosse et me dévisageait d’un air grave. Le manteau qui recouvrait son corps était maintenant accroché à son épaule comme un châle.
« Seigneur ? fis-je d’une toute petite voix.
— Du fromage, Derfel, tu ne m’as pas entendu ? J’ai faim de fromage. Nous en avions un peu que j’avais enveloppé dans un linge. Et où est mon bâton ? Un homme s’allonge pour piquer un petit somme et aussitôt on lui dérobe son bâton. Que reste-t-il de l’honnêteté ? Nous vivons dans un monde terrible. Ni fromage, ni honnêteté, ni bâton.
— Seigneur !
— Cesse de crier comme ça, Derfel. Je ne suis pas sourd. J’ai faim, c’est tout.
— Oh, Seigneur !
— Et voici que tu pleures ! J’ai horreur des crises de larmes. Tout ce que je demande, c’est un bout de fromage, et voilà que tu te mets à chialer comme un môme. Ah, voilà mon bâton. Bien. » Il l’attrapa à côté de Nimue et s’en aida pour s’extraire de la fosse. Puis Nimue remua et j’entendis Ceinwyn hoqueter. « J’imagine, Derfel, reprit Merlin en commençant à fouiller parmi nos balluchons à la recherche de son fromage, que nous sommes dans une mauvaise passe ? Cernés, n’est-ce pas ?
— Oui, Seigneur.
— Inférieurs en nombre ?
— Oui, Seigneur.
— Mon Dieu, Derfel, oh là là. Et ça s’appelle un Seigneur de la guerre ? Du fromage ! Ah, le voici. Je savais que nous en avions. Merveilleux. »
Je pointai un doigt timide vers la fosse. « Le Chaudron, Seigneur. » Je voulais savoir si le Chaudron avait accompli un miracle, mais j’étais trop ébahi et soulagé pour tenir des propos cohérents.
« Et un très beau chaudron, n’est-ce pas, Derfel ? Large, profond, possédant toutes les qualités qu’on attend d’un chaudron. » Il avala une bouchée de fromage. « Je suis affamé. » Il en avala une autre bouchée, puis s’adossa aux rochers, nous regardant tous d’un air rayonnant. « Inférieurs en nombre et cernés ! Bien, bien ! Et après ? » Il se fourra dans la bouche le reste de fromage, puis se frotta les mains pour en faire tomber les miettes. Il gratifia Ceinwyn d’un sourire puis tendit son long bras à Nimue. « Tout va bien ? demanda-t-il.
— Tout va bien », répondit-elle en se jetant dans ses bras. Elle seule ne semblait pas surprise par son allure et son évidente bonne santé.
« Sauf que nous sommes cernés et inférieurs en nombre ! lança-t-il d’un ton persifleur. Qu’allons-nous faire ? D’ordinaire, la meilleure chose à faire, en cas d’urgence, c’est de sacrifier quelqu’un. » Il scruta d’un air interrogateur le cercle d’hommes ébahis. Son visage avait repris des couleurs et il avait retrouvé toute son énergie et sa malice. « Derfel, peut-être ?
— Seigneur, protesta Ceinwyn.
— Dame ! Pas vous. Non, non, trois fois non. Vous en avez assez fait.
— Pas de sacrifice, Seigneur », supplia Ceinwyn.
Merlin sourit. Nimue semblait s’être endormie dans ses bras. Mais aucun d’entre nous ne pouvait plus dormir. Une lance se brisa sur les rochers du bas. À ce bruit, Merlin me tendit son bâton : « Grimpe là-haut, Derfel, et tends mon bâton vers l’ouest. Vers l’ouest, n’oublie pas. Pas vers l’est. Tâche de faire une chose correctement, pour une fois, n’est-ce pas ? Naturellement, si on veut du travail bien fait, mieux vaut toujours le faire soi-même, mais je n’ai pas envie de réveiller Nimue. Va. »
Je pris le bâton et escaladai le rocher pour me jucher au point le plus haut du tertre. Et là, suivant les instructions de Merlin, je le pointai vers la mer lointaine.
« Ne l’agite pas ! me cria Merlin. Pointe-le ! Sens sa force. Ce n’est pas un pique-bœuf, mon garçon, c’est un bâton de druide ! »
Je dirigeai le bâton côté ouest. Les cavaliers noirs de Diwrnach avaient dû subodorer la magie, car ses sorciers se mirent soudain à hurler et un groupe de lanciers se rua sur la pente pour jeter leurs armes sur moi.
« Maintenant, reprit Merlin alors que les lances pleuvaient au-dessous de moi, donne-lui de la force, donne-lui de la force ! » Je me concentrai sur le bâton, mais en vérité je ne sentais rien, bien que Merlin eût l’air satisfait de mon effort. « Maintenant, baisse-le, et repose-toi un instant. Une belle trotte nous attend dans la matinée. Il n’y a plus de fromage ? J’en avalerais un plein sac ! »
Nous étions allongés dans le froid. Merlin ne voulait pas discuter du Chaudron, ni de sa maladie, mais je sentis que notre humeur à tous avait changé. Nous avions soudain repris espoir. Nous allions vivre, et c’est Ceinwyn qui la première vit la voie de notre salut. Elle me donna un petit coup dans les côtes et pointa son doigt vers la lune : la forme claire et pure était maintenant enveloppée d’un torque de brume chatoyante. Ce torque de brume ressemblait à une bague de pierres précieuses en poudre, si dures et si brillantes que ces points minuscules illuminaient la pleine lune argentée.
Merlin se fichait pas mal de la lune et continuait à parler de fromage. « Il y avait une femme, à Dun Seilon, qui faisait la plus merveilleuse des pâtes molles. Elle l’enveloppait dans des feuilles d’ortie, si je me souviens bien, et elle le laissait reposer six mois dans une coupe de bois qui avait macéré dans la pisse de bélier. De la pisse de bélier ! Certains adhèrent aux superstitions les plus sottes, mais tout de même son fromage était excellent. » Il gloussa. « Elle obligeait son malheureux mari à recueillir l’urine. Comment faisait-il ? Je n’ai jamais voulu demander. Il l’attrapait par les cornes et le titillait, vous pensez ? Ou peut-être qu’il donnait la sienne, sans jamais le lui dire ? C’est ce que j’aurais fait. Il fait plus chaud, vous ne trouvez pas ? »
La brume glacée scintillante qui enveloppait la lune s’était dissipée, mais les contours n’en étaient pas moins nets pour autant. Ils étaient maintenant estompés par une brume plus légère que portait le vent d’ouest. Et, en effet, le temps se réchauffait. Les étoiles brillantes étaient embrumées, les cristaux de glace collés aux rochers fondaient. Nous avions tous cessé de frissonner. De nouveau, nous pouvions toucher la pointe de nos lances. Un brouillard se formait.
« Les Dumnoniens, naturellement, prétendent que leur fromage est le meilleur de Bretagne, reprit Merlin d’un ton grave, comme si nous n’avions rien de mieux à faire que de l’entendre parler de fromage. Et c’est vrai qu’il en est de bons, mais il est parfois trop dur. Je me souviens qu’un jour Uther s’est cassé une dent sur le fromage d’une ferme des environs de Lindinis. Cassée en deux ! Le malheureux en a souffert quinze jours. Il n’a jamais supporté de se faire arracher une dent. Il voulait à tout prix que je fasse un tour de magie, mais c’est étrange, la magie n’opère jamais sur les dents. Les yeux, oui, les intestins, toujours les cerveaux, parfois, bien qu’il y en ait assez peu en Bretagne par les temps qui courent. Mais les dents ? Jamais. Il faudra que je me penche sur ce problème quand j’aurai du temps. Gare à vous, j’adore arracher les dents ! » Il eut un large sourire, nous dévoilant ainsi sa denture d’une rare perfection. Arthur avait la même chance, tandis que nous souffrions tous de maux de dents.
Je levai les yeux vers les rochers les plus hauts, presque cachés par le brouillard qui s’épaississait à vue d’œil. Un brouillard de druide, un brouillard dense et blanc qui enveloppait toute l’île d’Ynys Mon dans son épais manteau de vapeur.
« En Silurie, reprit Merlin, ils servent un bol de lavasse incolore, et ils appellent ça du fromage. C’est si répugnant que même les souris n’en veulent pas, mais qu’espérer d’autre de la Silurie ? Tu voulais me dire quelque chose, Derfel ? Tu as l’air tout excité.
— Le brouillard, Seigneur.
— Quel observateur tu fais, fit-il d’un ton admiratif. Alors peut-être pourriez-vous sortir le Chaudron de la fosse. Il est temps de partir, Derfel. Il est grand temps. »
Ce que nous fîmes.